25
Justin

Foch et Alix avaient finalement convenu que Mésa était la meilleure solution. Cela créait par contre un nouveau problème : il fallait maintenant trouver un passage menant à ce monde aquatique. La seule piste qu’ils avaient était celle d’une Fille de Lune appartenant vraisemblablement à ce monde, et disparue voilà plus de cinquante ans. Foch devait en discuter avec Wandéline puisque c’était elle qui lui en avait parlé. La sorcière avait mentionné une certaine Roana, qui s’était volatilisée quelque dix jours après son arrivée, alors que le Sage Phidias s’occupait d’elle. Ni l’un ni l’autre n’avaient jamais été revus. Wandéline devait savoir où avait été retrouvée la jeune femme à son arrivée sur la Terre des Anciens. L’hybride devait également s’informer à sa consœur d’un possible passage vers Bronan. À cet instant précis de leur discussion, Alix eut l’impression que son vieil ami lui cachait quelque chose, mais il n’osa pas le questionner. Pour sa part, il avait l’intention de retourner voir Elisha pour qu’elle lui parle de son passé. Comme il était trop tard, il resterait pour la nuit et partirait au petit matin…

* *

*

Alix apparut à quelques centaines de mètres de la ville de Nasaq, après une brève visite à son domaine. Par bonheur, son exécrable épouse n’était pas là. Alix en avait profité pour prendre des nouvelles. Si les rumeurs de faiblesse de Mélijna lui firent le plus grand plaisir, celles qui disaient que le sire de Canac se préparait à partir à la recherche des trônes mythiques le laissèrent perplexe. Le Cyldias ne savait pas trop s’il devait se réjouir ou se méfier que son frère disparaisse dans les Terres Intérieures avec une armée d’humains assoiffés de pouvoirs et des mancius au comportement souvent imprévisible.

Il s’engagea dans les méandres de la ville, en route pour la demeure d’Elisha. Il pensait beaucoup à Zevin. Tous les appels télépathiques d’Alix étaient restés sans réponse et ce vide l’inquiétait, même si la voyante lui avait certifié l’absence de danger. Alix passa une main dans ses cheveux en bataille, l’autre reposant en permanence sur la garde de son épée, ses sens en alerte. Une fraction de seconde de distraction dans cette ville pouvait vous coûter la vie.

À cet instant précis, son attention fut attirée par un attroupement. En temps normal, il ne s’en serait pas préoccupé, les jugements et exécutions arbitraires sur la place publique étant légion dans un endroit comme Nasaq. Mais un prénom lui fit dresser l’oreille. Il se fraya un chemin parmi les badauds qui criaient et gesticulaient et se retrouva bientôt aux premières loges.

Au centre du cercle formé par les curieux, un jeune homme mal en point se défendait de son mieux contre des individus qui semblaient persuadés que trois contre un était une équation tout à fait équitable. Maigre, les vêtements déchirés, le corps couvert d’ecchymoses et de plaies, le pauvre hère faisait pitié. Les trois autres, de forte stature, l’air mauvais et surtout arrogant, prenaient plaisir à voir la peur et la résignation dans les yeux du garçon.

— Alors, Justin, tu croyais qu’on ne te retrouverait pas ? C’est bien mal connaître Karkas et ses hommes. Je ne laisse jamais personne se sauver avant d’avoir réglé sa dette, tu devrais le savoir…

Sur un signe de leur chef, les deux autres empoignèrent la victime, l’obligeant à se mettre debout. Karkas leva son épée, se préparant à l’abattre. Le jeune homme gardait la tête basse, les épaules affaissées dans une soumission grotesque qui fit bouillir Alix. Celui-ci connaissait très bien le dénommé Karkas – de réputation mais aussi pour l’avoir fréquenté dans une autre vie – et il doutait de la culpabilité de Justin.

Le silence plana quelques minutes, lourd de la tension qui régnait sur le petit groupe. Dans la foule, on pouvait voir l’espoir d’une bonne bagarre sur de nombreux visages, alors que d’autres détournaient déjà les yeux, certains de la mort prochaine de celui qui avait vraisemblablement volé Karkas.

— Je ne te dois rien, Karkas, tu le sais très bien. Tes hommes n’ont pas réussi à accomplir ce que je leur avais demandé. Tu as même refusé de me rembourser l’avance que j’avais versée. Si je ne m’oppose pas à ma mort, c’est parce que plus rien ne me retient en ce monde ; tous ceux que j’aimais ont disparu.

La voix manquait de fermeté, mais trahissait un troublant accent de vérité. Entendre parler d’amour dans la ville de Nasaq avait quelque chose de dérangeant, d’irréel, mais surtout de naïf. Alix doutait que qui que ce soit connaisse le pouvoir de ce sentiment ici. De fait, Karkas éclata d’un rire gras et sarcastique.

— L’amour n’a jamais apporté que des ennuis à ceux qui s’y abandonnaient. Dommage que tu n’aies pas compris ça avant aujourd’hui. Pauvre Justin…

Ce n’est pas pour sauver un être qui croyait en l’amour qu’Alix s’interposa, mais parce qu’il pensait avoir retrouvé le mari de Sacha.

— Je vois que tu n’as pas perdu tes bonnes habitudes, Karkas ! Tu t’attaques toujours aux plus faibles ! Et jamais seul… C’est vrai que tu évites ainsi que tous se rendent compte à quel point tu es lâche…

Le mouvement amorcé par l’épée du truand s’arrêta net. Dans la foule, des murmures se propagèrent à la vitesse de l’éclair. Plusieurs se tordirent le cou pour voir le malheureux qui osait ainsi défier Karkas.

Puis le silence se fit tandis que les deux hommes se faisaient face. Les acolytes de Karkas s’avancèrent, mais leur chef leva la main. Piqué dans son orgueil, il souhaitait vraisemblablement en finir seul. Les lèvres d’Alix s’étirèrent sur un sourire arrogant qui aurait fait fulminer l’homme le plus magnanime.

— Mais si ce n’est pas le jeune Alexis de Canac, le sire sans château. Enfin, sire est un bien grand mot, considérant ton allure générale.

Affichant un dédain bien senti, Karkas jaugea Alix des pieds à la tête. Celui-ci resta imperturbable. L’autre reprit, plus mordant :

— Il y a une éternité que tu ne nous avais fait l’honneur de ta présence, guerrier des Terres Intérieures. Comment vont ton frère et sa vieille peau de sorcière invisible ?

Peu de gens croyaient en l’existence de Mélijna ; le sujet était même devenu source de railleries lors du premier séjour d’Alix à Nasaq. Le Cyldias n’en avait cure. Même s’il n’habitait plus Nasaq, sa réputation s’y était établie. Il haussa les épaules avec indifférence.

— Aussi bien que toi, je suppose, puisque vous avez le même genre d’activités, répliqua-t-il. Vous détroussez les pauvres et profitez du savoir des autres pour vous enrichir sans travailler.

Le gros homme plissa les yeux, ses bajoues rougissant sous l’insulte. Il chercha à gagner du temps, n’étant pas de taille à affronter l’homme qu’Alix était devenu.

— Tu es sûrement de passage entre deux missions, grand sauveur de notre monde en perdition ! Dès que tu en auras fini avec moi, tu courras à la rescousse d’une pauvre Fille de Lune en détresse, prisonnière d’un puissant sorcier et de ses dragons déchaînés.

Si des éclats de rire se firent entendre dans les rangs des badauds, les murmures prirent aussi de l’ampleur. Alix avait toujours cru que les crétins comme Karkas étaient dangereux justement parce qu’ils ne se rendaient pas compte à quel point ce qu’ils racontaient pouvait parfois avoir un sens pour des gens plus intelligents. Alix avança de quelques pas, sortant lentement son épée de son fourreau. L’imposant Karkas recula d’autant, sans même s’en apercevoir.

— Ton niveau de courage est toujours aussi élevé…, railla le Cyldias.

Puis, dans un rapide mouvement du poignet, Alix fit une longue entaille sur la cuisse de Karkas. L’autre sursauta. Il commençait à comprendre qu’il ne s’en sortirait peut-être pas si facilement. Il tenta d’atteindre son adversaire, qui l’esquiva sans effort. En retour, Alix marqua l’abdomen de Karkas d’une belle estafilade. À nouveau, des murmures se propagèrent dans la foule.

— Comment peut-il faire une marque si peu profonde avec une épée comme celle-là ? demanda l’un.

— Simple. Il a manqué son coup, dit un autre.

— Non ! Cet homme sait très bien ce qu’il fait, renchérit un troisième. Il ne veut pas tuer Karkas, mais l’humilier. Regardez !

Nonchalant, Alix continuait de faire reculer son adversaire, en lui infligeant de petites blessures sans conséquence, de même qu’aux deux compères qui tentaient de prêter main-forte à leur chef. Il déjouait sans peine les assauts des trois hommes et semblait même prendre plaisir à l’exercice.

Si le combat se déroula assez simplement au cours des premières minutes, les coups devinrent de plus en plus vicieux de la part des trois mécréants. Alix les évitait toujours aussi facilement, mais les blessures qu’il provoquait en retour représentaient maintenant des avertissements. Il ne voulait tuer personne, mais il n’avait pas envie de s’éterniser non plus, et avait également peur que Justin ne profite de la cohue pour quitter les lieux et il voulait éviter de fouiller tout le continent pour le retrouver. Alix s’amusa encore quelques minutes avant de décider que l’affrontement avait assez duré. Le Cyldias assena un seul coup d’épée, et les trois hommes se retrouvèrent à genoux, demandant grâce. La foule éclata de rire ; l’humiliation était totale. Sous les applaudissements, Alix tourna le dos à la scène grotesque et repéra Justin.

Ce dernier le regardait avec un mélange d’admiration et d’envie. Soudain las de toute cette agitation, profitant de ce que l’attention générale était tournée vers les trois abrutis, Alix agrippa le bras de Justin et ils disparurent.

* *

*

Alix reparut presque aussitôt devant l’établissement de Dame Frénégonde. Il poussa la porte, Justin à sa remorque. Celui-ci semblait sous le choc de sa délivrance inattendue et de son voyage magique. Sans plus attendre, Alix se dirigea vers la porte qui cachait habituellement Sarel. De l’autre côté du battant, il s’expliqua succinctement, avant de se rendre au bureau de la mère maquerelle. Là, il demanda s’il était possible de fournir la chambre et le couvert à son protégé, jusqu’à ce qu’il puisse revenir s’entretenir avec lui. Dame Frénégonde acquiesça de bonne grâce, toujours aussi heureuse de revoir Alix chez elle. Avant que celui-ci ne reparte, elle lui fit promettre d’être de retour pour la nuit. Avec un clin d’œil égrillard, elle lui dit qu’elle réserverait la belle Nadja. Alix eut un sourire amusé…

* *

*

Sitôt de retour dans la rue où l’après-midi tirait à sa fin, Alix se dirigea vers le bas de la ville. Il frappa à la porte d’Elisha puis attendit patiemment. Rien ne se produisant, il répéta son geste une deuxième fois, puis une troisième. Toujours rien. Il tenta de sonder la demeure, sans le moindre résultat, comme si une puissante barrière magique empêchait toute intrusion. Fronçant les sourcils, Alix se demanda si cet état de choses était récent ou résultait plutôt des protections que la voyante avait elle-même mises en place. Il poussa le battant du pied. À sa grande surprise, celui-ci s’ouvrit dans un grincement, comme une invite sinistre. Dès que le jeune homme franchit le seuil, une onde de choc le traversa, mais il put continuer sans aucun dommage grâce à la mutation qui s’opérait en lui.

Alix avançait prudemment, longeant lentement le couloir. Il voyait de la lumière dans la pièce où Elisha recevait ses clients et l’écho de voix féminines lui parvenait assourdi. Quelques pas de plus, et il put identifier les interlocutrices. Son sang se glaça. Jurant intérieurement, il devint instantanément invisible, sachant qu’ainsi jamais Mélijna ne le détecterait, trop absorbée par ce qu’elle devait être venue chercher. N’était-elle pas censée être trop faible pour se permettre un déplacement de ce genre ? D’après les informations reçues, la sorcière était presque à l’agonie. Il devait à tout prix voir et entendre mais sans trahir sa présence.

Alix ferma les yeux et se concentra, cherchant Séphonie. Lorsqu’il la trouva, il se dirigea droit vers elle, espérant que Mélijna n’avait pas cru bon de la neutraliser. C’était malheureusement le cas. Dans la petite pièce, la jeune femme était figée dans une position d’écoute. Le Cyldias savait qu’elle retrouverait tous ses sens dès que la sorcière lèverait le sortilège qui pesait sur la maison. Sans un bruit, Alix déplaça Séphonie comme on le ferait d’une encombrante statue et regarda par la mince ouverture dans le mur.

— Peu importe ce que tu feras, Mélijna, nous resterons dans une impasse, disait doucement Elisha. Si tu me tues, tu n’entendras pas les précieuses informations que tu es venue chercher. Il en ira de même si tu tentes de me torturer, comme tu viens bêtement de l’insinuer. Je ne ferai que me refermer davantage et tu te seras déplacée pour rien.

Puis, d’une voix pleine de mépris, elle ajouta :

— Je n’ai jamais craint la magie noire, je ne commencerai certainement pas aujourd’hui, surtout pas en présence d’une Fille de Lune qui rêve d’une puissance qu’elle n’atteindra jamais… Dommage que la mémoire ne compte pas parmi tes prodigieuses facultés, conclut Elisha avec nonchalance.

La voyante semblait réellement désolée pour la sorcière, ce qui rendit celle-ci encore plus laide, les traits déformés par la rage.

— Tu te serais ainsi souvenue que les dieux accordent une protection particulière aux femmes comme moi. Mais peut-être as-tu cru que tu serais capable de passer outre et de m’attaquer même en plein jour ?

Piquée au vif, Mélijna s’avança. Elisha ne broncha pas, mettant simplement son interlocutrice en garde :

— Si tu t’approches, je deviendrai immatérielle et même tes dons les plus puissants n’y changeront rien.

Faisant fi de la remarque, la sorcière continua sur sa lancée. Comme elle tendait la main pour formuler un premier sortilège, Elisha lui sourit, nullement craintive. Mélijna prononça une courte formule dans la langue des Anciens et fixa la voyante avec supériorité. Son visage se décomposa quand elle se rendit compte que le sortilège n’avait pas le moindre effet. Elle le répéta, plus fort cette fois, et fit également un geste de la main. Les résultats ne furent pas plus concluants. Elisha devint lentement translucide, continuant de parler comme si rien ne s’était passé.

— Je t’avais pourtant prévenue ! Puisque tu as refusé que nous discutions en égales, je disparaîtrai complètement et ne reparaîtrai que lorsque tu seras loin d’ici. Dommage… Nous aurions pu nous entendre, je crois…

Sur ces dernières paroles, la voyante s’évapora sans laisser de traces. Mélijna hurla de rage. Mais son hurlement n’avait plus la puissance qu’Alix lui avait connu. Le Cyldias l’observa, constatant qu’elle semblait effectivement beaucoup plus vieille qu’à leur dernière rencontre. Ou était-ce parce qu’il ne la voyait plus comme une menace ? Non, elle était véritablement dans un piètre état. Il y avait plusieurs trouées visibles dans ses cheveux autrefois fournis, son corps était maigre à faire peur et ses yeux avaient un aspect vitreux quasi irréel. Un bref instant, Alix espéra que la vie lui ferait l’inestimable cadeau de la mort de cette harpie, mais il ne s’illusionnait pas. Il la connaissait suffisamment pour savoir qu’elle parvenait toujours à se tirer des plus mauvais pas. Tandis qu’il s’interrogeait sur ce qu’il convenait de faire, Mélijna disparut dans un nuage grisâtre. « Même la couleur de sa magie semble s’estomper », remarqua Alix.

Dès que la sorcière quitta la demeure, le Cyldias entendit Séphonie reprendre vie. Il lui expliqua ce qui s’était passé et la jeune femme fit de même. Étonnamment, c’est Elisha qui avait ouvert la porte à Mélijna, insistant pour que Séphonie taise sa présence à la visiteuse. La jeune femme s’était donc cachée pour écouter la conversation, mais elle ne se souvenait de rien.

— Est-ce que votre grand-mère sera absente longtemps ?

Alix souhaitait la rencontrer au plus vite. Il n’avait guère le temps de s’attarder.

— Elle devrait être de retour très bientôt.

Comme pour appuyer les dires de Séphonie, une lumière bleutée envahit la pièce contiguë et Elisha reparut exactement à l’endroit où elle se trouvait quelques minutes auparavant. Alix et Séphonie l’y rejoignirent aussitôt.

* *

*

— Parce que je chéris cette terre presque autant que ma petite-fille, je répondrai à la plupart de vos questions sans rien attendre en retour que des nouvelles de temps à autre.

Alix sourit, avant de s’asseoir en tailleur. Séphonie avait reçu la permission de rester, à condition de demeurer muette jusqu’à la fin de la séance. Trop heureuse, la jeune femme obtempéra.

Au cours des trois heures qui suivirent, Alix fit le même voyage qu’Alejandre. Seule différence : il n’y eut ni interruption ni altération. Si bien des choses s’éclaircirent pour lui, un grand nombre demeura encore dans l’obscurité. N’ayant guère de temps pour un examen approfondi de tout ce qui se déroulait dans son subconscient, il craignait d’oublier des éléments essentiels. Pour cette raison, la vieille Elisha lui fit un cadeau supplémentaire.

— Le fil de ta vie est maintenant dans ta mémoire. Tu pourras le revoir aussi souvent que tu le voudras. Pour ce faire, tu n’auras qu’à utiliser cette formule – elle lui tendit un petit parchemin roulé – et la prononcer dans la langue chantante des vouivres, car c’est à ce peuple que nous devons ce prodige. Avant de t’en servir, assure-toi toutefois de disposer de plusieurs heures où tu ne seras pas dérangé.

Debout et prêt à partir, Alix s’inclina légèrement.

— Je ne sais comment vous remercier pour cette faveur.

— Oh, mais moi je le sais, Alix de Bronan. Si, un jour prochain, l’occasion se présentait de débarrasser la terre de cette sorcière, ne vous gênez surtout pas…

Alix lui offrit son plus beau sourire.

— Ce sera avec un plaisir immense, croyez-moi…

* *

*

De retour chez Wandéline, Foch s’empressa d’informer celle-ci des derniers développements. La sorcière approuva sans réserve la volonté des deux hommes de conduire Naïla sur Mésa. Elle y vit aussi l’occasion rêvée de rapporter les écailles nécessaires à la potion qui bouillotait toujours dans l’âtre. Restait le problème du passage vers ce monde oublié. Wandéline tenta de se remémorer les circonstances de l’arrivée de Roana. Malheureusement, personne n’avait jamais su si la Fille de Lune venait effectivement de Mésa ou si elle était passée par un autre monde.

— Qui s’est rendu compte que la jeune femme et le Sage Phidias avaient disparu ? s’enquit Foch.

Wandéline fronça les sourcils, fouillant sa mémoire.

— Je crois bien que c’est Maxandre qui m’a annoncé la nouvelle à l’époque. Même si elle savait que je convoitais son poste depuis longtemps, elle me demandait parfois conseil et me confiait certains secrets. Elle s’embarrassait rarement des histoires de clan, de magie blanche ou noire ou encore d’allégeance. Cette Fille de Lune exceptionnelle savait tirer parti de toutes les relations, de toutes les situations, et cherchait toujours la meilleure solution à un problème, même si celle-ci impliquait de fraterniser avec l’ennemi. Je l’ai souvent admirée…

Foch n’était pas surpris d’entendre pareil aveu. Maxandre avait pratiquement toujours fait l’unanimité au sein de ses amis comme de ses ennemis. Peu nombreux étaient ceux qui ne reconnaissaient pas ses incroyables talents.

— Elle affirmait s’être rendue au repaire de Phidias et n’y avoir trouvé personne. Les flammes avaient rasé la petite demeure. Rien ne subsistait des avoirs du vieil homme. Elle avait demandé aux quelques Sages restants de le chercher, mais ceux-ci n’avaient pas découvert la moindre trace de sa présence sur la Terre des Anciens. Si elle a poursuivi ses recherches par la suite, elle ne m’en a rien dit.

Wandéline secouait la tête d’un air navré. Foch se massa les tempes avec lassitude. Comment faire pour repérer ce passage alors que plus personne ne connaissait son existence ?

— Sais-tu au moins dans quel coin du continent Roana s’est matérialisée ?

D’un geste de la main, la sorcière fit apparaître une immense carte des endroits connus de la Terre des Anciens. Elle se pencha dessus quelques minutes en silence, son doigt courant sur le parchemin jauni. Au bout d’une éternité, elle se redressa enfin, son index appuyé sur le précieux document.

— La Fille de Lune a été découverte aux environs de ce lac. C’est un endroit très peu fréquenté parce que les berges ne sont que de vastes étendues boueuses, impraticables pour le commun des mortels. Dès qu’on y pose le pied, on s’enfonce. Inexorablement.

Foch demanda soudain, songeur :

— Qui a prévenu Phidias et Maxandre de cette arrivée ?

— Pas la moindre idée. Maxandre l’a sûrement ressentie, tout simplement.

— Ça n’explique pas comment elle a pu récupérer la jeune femme si elle était sur les rives du lac. Les marécages sont inaccessibles magiquement, même aux femmes de la trempe de Maxandre. Tu le sais aussi bien que moi, Wandéline. Personne ne peut se rendre magiquement dans les sanctuaires de Nelphas ou de Lerjïn : tous doivent passer les épreuves et faire le chemin à pied. Si la Fille de Lune était mal en point, Maxandre n’avait pas de temps à perdre, Phidias non plus.

Foch ferma les yeux un instant, cherchant une explication plausible. Il se tourna brusquement vers Wandéline.

— Tu ne m’as pas déjà parlé d’un Sage d’origine aquatique ?

Écarquillant d’abord les yeux, Wandéline se précipita vers sa bibliothèque. Ses mains glissèrent sur les rayonnages avec impatience. Un grand volume à la main, elle revint vers sa table de travail.

— Je me demande…

La sorcière ouvrit le livre relié en peau de kobold, tourna les pages avec une certaine fébrilité. Foch s’approcha avec curiosité. En tant qu’érudit, il pensait connaître tous les livres d’importance de cette terre. N’avait-il pas consacré ses longues années loin de la civilisation à la recherche et l’étude des plus grandes bibliothèques ? Mais c’était la première fois qu’il voyait un document de ce genre. À l’interrogation silencieuse de son confrère, Wandéline répondit sur un léger ton d’excuse :

— Il appartenait à Maxandre. Elle me l’avait prêté quelques semaines avant sa disparition. J’avais besoin de renseignements sur un Sage qui avait vécu il y a plusieurs siècles, dit Wandéline, les yeux soudain dans le vague.

Foch comprit qu’elle préférait ne pas s’ouvrir sur le sujet. Et il n’insista pas.

— Ce livre précieux, reprit-elle, doit normalement être en possession de la Grande Gardienne des Passages. Y sont recensés tous les Sages avec une brève description de qui ils étaient, leurs dons et pouvoirs et ce qu’ils ont fait pour que l’on se rappelle d’eux après leur disparition.

Avec une pointe de colère et d’ironie, elle ajouta :

— Ou ce qu’ils n’ont pas fait… Tout dépend.

Plus calme, elle poursuivit :

— Le problème – son index descendait rapidement le long des colonnes de noms, avant de tourner les pages et de recommencer le même manège –, c’est que la magie de ce livre n’opère plus depuis le décès de Maxandre.

— Tu veux dire que les informations s’inscrivent d’elles-mêmes ? Seulement après la mort des Sages alors ?

— Oui. Tu sais que lorsqu’un Sage meurt, il laisse son savoir – pas ses pouvoirs – dans un livre pour que sa mémoire demeure et profite aux générations futures. Le livre se retrouve ensuite dans la Grande Bibliothèque de Nelphas, où seuls les plus méritants peuvent accéder. La Grande Gardienne possédait, comme la Grande Bibliothèque, une copie de ce qu’on appelle le livre des Sages. Dès qu’il apparaissait de nouvelles informations dans ce livre, la copie de Maxandre changeait elle aussi. Depuis sa mort, il ne s’est jamais plus modifié. Je soupçonne le gardien de la Grande Bibliothèque d’attendre qu’une Fille de Lune prenne le relais de Maxandre, avec l’accord d’Alana, pour que toutes les entrées faites au cours des trente dernières années y apparaissent instantanément.

Wandéline soupira.

— La mort de Phidias n’y a jamais paru, mais est-ce parce qu’il est toujours vivant ou parce qu’il est mort après le décès de Maxandre ? Pour ce qui est-du Sage aquatique, je regarde s’il n’y aurait pas un paragraphe sur lui. Parfois, quand les Sages font un geste d’éclat, celui-ci est immédiatement consigné, même s’il est vivant.

— Tu l’as connu ? demanda Foch, curieux.

— Non, mais j’ai entendu parler de lui, il y a bien longtemps. Selon ce que j’ai appris, il aurait été contraint de fuir Mésa pour échapper à une condamnation à mort. Malheureusement, il n’était guère plus en sécurité de ce côté-ci. En désespoir de cause, il aurait supposément choisi de ne plus quitter le lac dans lequel il s’était réfugié peu après son arrivée.

Wandéline s’arrêta net, surprise. Foch se pencha pour lire par-dessus son épaule :

« Après avoir sauvé la vie de trois Filles de Lune, Hamien, ce Sage dont nous savons peu de choses, se serait réfugié dans les profondeurs d’un lac perdu, sis à la limite des Terres Intérieures et du monde habité, au milieu d’immenses marécages. Il aurait fait le serment de ne plus jamais aider les hommes. Pour lui, l’illogisme de leur comportement n’a d’égal que la bêtise dont ils ne cessent de faire preuve. »

— Trois Filles de Lune ? s’écria Foch.

— C’est ce qui est écrit, s’étonna Wandéline. Je voudrais bien savoir de qui il s’agit. Je suis certaine de n’avoir connu aucune d’entre elles. C’est vraiment étrange…

— Au moins, nous avons maintenant une confirmation : le lac dont il est question doit être le même.

— Reste à s’y rendre pour trouver le passage ou le Sage, en espérant qu’au moins un des deux soit au rendez-vous. Est-ce qu’il y a une note au sujet de Kaïn ? s’enquit Foch après un bref silence.

Wandéline reprit ses recherches, curieuse de connaître la réponse en regard des dernières informations.

— Non, pas le moindre mot sur sa présumée résurrection. Mais ce n’est guère surprenant. Tu m’as dit qu’il s’était supposément évadé il y a quelque vingt-cinq ans. Maxandre était déjà morte à ce moment-là…

— Je pensais qu’il y aurait une recension pour le début de sa vie, puisqu’elle est si tragique. Quelque chose du genre :

Il fut emprisonné dans une prison de verre où il était le protégé de Darius…

— Je n’ai regardé qu’à la fin du volume pas au début…, lança Wandéline, fébrile.

Elle ne mit que quelques secondes à trouver la mention. Elle laissa échapper une exclamation de surprise. Revenu au-dessus de son épaule, Foch écarquilla les yeux.

«… Fils de Darius, il fut enfermé dans une prison de verre en même temps que deux autres Sages. Il est le seul descendant du grand homme et sera le premier à recouvrer la liberté. Malheureusement, celle qui le libérera n’aura de cesse de le hanter. Le destin de Kaïn sera à nul autre pareil ! Et s’il ne rétablira pas lui-même la paix de façon permanente dans l’univers de son père, c’est de lui que viendront les grandes décisions, les meilleures comme les pires, celles qui influenceront irrémédiablement le cours du temps et le déroulement de la quête ancestrale des trônes. Longtemps, il sera insaisissable, toujours, il n’en fera qu’à sa tête. Il ne connaîtra de repos que le jour où il fera la paix avec lui-même et non avec son monde…»

Foch émit un long sifflement.

— Ça ressemble à une prophétie, tu ne trouves pas ?

Toujours penchée sur le vieux bouquin, Wandéline répliqua :

— C’est bien ce qui m’inquiète. Tu savais qu’il était le fils de Darius ?

— Comme nous tous, je croyais que c’était un orphelin que l’on avait confié au grand Sage. Mais ce que j’ignore encore sur cette terre remplirait probablement des dizaines de bouquins comme celui-là, marmonna Foch.

Wandéline garda le silence quelques instants, puis demanda :

— Connaîtrais-tu, par hasard, l’identité des deux autres Sages qui accompagnaient Darius au Sommet des Mondes ?

— Malheureusement non, dit Foch d’un ton d’excuses. L’histoire n’a pas cru bon de conserver leurs prénoms pour la postérité, jugeant probablement que seul Kaïn, de par son cheminement particulier, méritait une certaine reconnaissance.

— Possible… De toute façon, ça ne nous aurait sûrement pas évité un voyage vers ce fameux lac. Autant s’y mettre tout de suite alors…

Le talisman de Maxandre
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